CHAPITRE V

Quand je revins à la petite baraque, elle était vide. Pour la première fois, les écolos ne m’avaient rien apporté. Je fis la grimace. Il y avait du Jacobus et de la Caryl là-dessous.

Pensif, je revins vers la centrale. Djina y était restée, allongée sur le lichen. Je tenais à ce qu’elle guérisse le plus vite possible… parce que désormais j’attendais des réactions beaucoup plus dangereuses que la privation de nourriture (j’avais constitué une petite réserve).

Je n’ai jamais eu peur des moutons… Mais quand ils sont enragés, hé, hé !…

Le ciel était sombre. Des nuages pisseux annonçaient un orage. Je me demandais si les écolos seraient influencés par les éclairs et le tonnerre. Depuis ma jeunesse, j’avais décidé qu’ils ne constituaient plus qu’un archaïsme.

Autrefois, certes, il convenait de protéger la nature. De nos jours, alors que la production industrielle, et par suite la pollution, sont réduites au minimum, et pour cause, car l’énergie est sévèrement rationnée, je comprends mal pourquoi l’écologie triomphe. Il eût été préférable qu’elle triomphât plus tôt, avant qu’on édifie les centrales et que les guerres les démolissent.

Djina dormait. Je souris, m’agenouillai, et lui chatouillai le nez avec un brin de lichen. Elle se réveilla en sursaut, me reconnut tout de suite et me dit d’un air fâché que démentait son regard :

 Je faisais un rêve magnifique !

Je me relevai et sans cesser de sourire je répondis :

 Je crains que ce rêve ne se réalise pas. Il n’y avait rien du tout dans la baraque. Les écolos nous ont laissé tomber.

Elle haussa les épaules.

 Je me sens guérie, Stef. Pourquoi resterions-nous ici ?

Je ne pouvais lui avouer que je tenais à mon lichen… autant qu’à elle. Mais après tout, que j’y sois ou que je n’y sois pas, le lichen continuerait à se développer. Il est des moments où les parents doivent se séparer de leurs enfants.

 Tu as peut-être raison, Djina. Où aller ? Nous sommes sans travail tous deux.

Elle me rit au nez.

 Non, ne me raconte pas ça à moi ! Ça ne te plaira pas, mais j’ai fouillé dans tes poches. Un vrai matelas de billets de 50 000. Avec ça, on peut vivre pendant des années et des années.

Ça ne me plut pas. Pas du tout. D’abord parce que je n’aime pas qu’on fouille mes poches. Ensuite parce que tout à coup je me demandai si elle ne restait pas avec moi à cause de cette fortune. Mais non : elle aurait pu s’en emparer et s’enfuir. Nous marchions vers la sortie de la centrale.

 Djina, fis-je d’une voix un peu étranglée… Je ne suis pas sûr que tu sois tout à fait guérie.

 Et alors ? répliqua-t-elle en riant. Tu peux finir de me guérir ailleurs, non ?

Peut-être allais-je lui avouer la vérité, lui parler du lichen… Puis je me dis que, après tout, elle n’avait pas tort. Je pourrais la guérir n’importe où… à la condition de disposer du lichen.

 Tu as raison, dis-je. Attends-moi un peu ici. Je reviens.

J’allai jusqu’au garage, et je bourrai mes poches du lichen salvateur. Rien ne m’empêchait de « soigner » Djina dans la forêt… ou ailleurs.

Comme je revenais près d’elle, j’entendis au loin un murmure de foule. Tout de suite je devinai que c’étaient les écolos. Mais si j’en jugeais par le bruit, ils étaient beaucoup plus nombreux que je ne l’aurais supposé. Cela ne m’inquiéta pas : aucun d’eux n’oserait s’approcher de la centrale.

 Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Djina.

 Autant dire rien. Les écolos qui viennent manifester pour que je parte. Et puisque nous y étions déjà décidés, nous allons leur donner satisfaction.

En me retournant, je les vis, à quelques centaines de mètres. Ils étaient plus de cent, hommes et femmes. Très peu de jeunes. Cela me réchauffa le cœur. Les idées préconçues étaient-elles enfin dédaignées par la jeunesse ? En écologie comme pour tout, il convient de se libérer l’esprit.

Ils s’immobilisèrent sur la route, brandissant des banderoles que je ne pouvais lire à cette distance. Parfaitement disciplinées. Pas de slogans hurlés, pas de cris hostiles.

Trois d’entre eux se détachèrent de leur groupe. À leur allure, je reconnus Jacobus et Caryl. L’autre devait être cette excellente Mme Dupont. Je me mis à rire. Ma décision était prise. Dès l’instant où j’avais bourré mes poches de lichen, nous pouvions partir, Djina et moi. Nous nous établirions ailleurs, voilà tout.

 Viens, dis-je à Djina. On va à leur rencontre.

* *
*

Je le répète, j’étais plein de bonne volonté, prêt à partir avec Djina, et à laisser à Jacobus et à Caryl le bénéfice du tapis de lichen.

Mais ils ne le savaient pas ! C’est pourquoi Jacobus ouvrit les hostilités en criant, désignant Djina :

 Regardez-la ! Elle est mortellement irradiée ! La loi est formelle : elle doit être enfermée dans l’isolement le plus absolu !

Il y eut de longs murmures chez les écolos, à une centaine de mètres.

 Salaud ! grondai-je entre mes dents.

Il n’avait pas deviné que nous allions partir… et il se débarrassait de Djina car il avait compris que je ne pouvais sauver trois ou quatre personnes ! Donc, il devait se débarrasser de Djina et de moi.

J’étais armé. Il ne l’était probablement pas, sans quoi il m’aurait déjà menacé. Mais à aucun prix je ne me serais servi de mon pistolet.

 Elle est irradiée ! gueula-t-il de nouveau. Il faut l’enfermer !

Cette chère Mme Dupont se campa devant moi et demanda :

 Est-ce vrai ?

Djina se mit à pleurer. C’est alors que je commis une sottise. J’entraînai Mme Dupont à quelques pas et je murmurai à son oreille :

 Cette jeune femme est guérie. Vous savez pourquoi je suis ici, je vous l’ai confié.

Eh bien, j’ai découvert le moyen d’annuler les effets de la radioactivité. Le ministère m’avait envoyé ici dans ce but. J’ai réussi, je vais partir avec cette jeune femme afin que l’on contrôle médicalement que…

 Vous mentez ! fit-elle à voix très haute. Nous nous sommes renseignés. Vous n’êtes envoyé par aucune autorité gouvernementale.

 Heu… eh bien… je…

Elle me toisait des pieds à la tête.

 Visiblement, vous n’êtes pas irradié, conclut-elle. Depuis le temps que vous êtes ici, cela se verrait. Vous allez quitter ces lieux. Votre compagne nous suivra, de force s’il le faut.

 Désolé, fis-je en secouant la tête. Nous partons tous deux dans la forêt.

Et, doucement :

 Quelle importance pour vous ? Nous ne reviendrons pas.

Elle se laissait convaincre. Au fond, c’était une brave femme, mais elle hésitait encore. C’est alors que Caryl cria :

 Vous n’en avez pas le droit ! Cette femme est irradiée, elle doit être isolée. Quant à mon compagnon et à moi, nous allons visiter cette usine afin de savoir ce qu’a modifié cet individu.

Dire que j’avais couché avec cette furie ! L’ennui, c’est qu’une quinzaine d’écolos s’approchaient, encore indécis. Des courageux ! Braver la radioactivité à moins de deux cents mètres des murs de la centrale ! Ils se décerneraient plus tard une médaille d’or.

Mais moi, j’avais trouvé la parade. Jacobus et Caryl voulaient se débarrasser de Djina ? J’allais me débarrasser d’eux ! Ils se tenaient côte à côte. Je les montrai et je gueulai :

 Regardez-les donc ! Ils sont irradiés jusqu’à la moelle ! J’affirme qu’ils sont allés sur Kalponéa et qu’ils y sont restés plusieurs heures. Voyez leur maigreur squelettique, leurs traits tirés… Et, j’en suis sûr, vous ne les avez pas vus manger, car ils sont incapables de conserver les aliments qu’ils absorbent ! Irradiés très dangereux !

Orgueil ou inconscience, ils ne s’attendaient pas à cela. Cette brave Mme Dupont recula, très pâle. J’allai vers elle afin d’insister. Là-bas, à une centaine de mètres, le groupe des écolos piaillait.

Ce sont ces cris qui éveillèrent mon attention. Je me retournai… et je bondis. Caryl tenait solidement, étendue à terre, Djina que Jacobus étranglait à deux mains. Il ne me fallut pas trois secondes pour la dégager. J’envoyai le quasi-squelette Jacobus à dix pas, et j’assenai à Caryl un tel coup sur la joue que je lui déboîtai la mâchoire. Elle gueula, tomba, et s’évanouit.

Les salauds ! Ils avaient conclu que je ne pouvais « traiter » que deux personnes : eux. Je saisis mon pistolet.

 Non ! gémit cette brave Mme Dupont.

Je regardai Caryl inerte, et Jacobus qui, à demi-inconscient, se soulevait sur un coude. Et je ricanai. Elle avait raison, Mme Dupont. C’était trop doux pour eux de mourir d’une balle dans la tête.

Ce qu’il leur fallait, c’était une belle mort, avec souffrances, regrets et remords… S’ils savaient ce que c’était. La mort nucléaire…

Je soulevai Djina qui respirait à grands coups, et je la pris dans mes bras.

 Madame, dis-je, je vous ai juré de partir d’ici. Ce sera chose faite dans une demi-heure. En attendant, assurez-vous de la personne de ces deux irradiés qui risquent de contaminer toute la ville.

 Oui, oui, fit-elle.

Mais les écolos ne paraissaient pas très chauds pour s’approcher davantage de l’usine en ruine.

Alors je haussai les épaules, je pris Djina dans mes bras et je m’en fus vers la centrale. Roméo portant Juliette, ou Des Grieux, Manon.

Mais Djina, Dieu merci, n’était pas morte.

Nous irons a Kalponéa
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